Lucien JONAS, Peintre "Officiel" ou "Témoin"?
Passionné comme beaucoup d'entre vous par la Grande Guerre, les noms des artistes: Berne-Bellecour, Bouchor, Flameng, Fouqueray, Hoffbauer, Lalauze, Méheut, Orange, Scott, Thiriat... et tant d'autres, m'étaient depuis longtemps devenus familiers et associés aux scènes illustres rencontrées au fil de la Presse de l'époque: L'Illustration, le Pays de France, les Annales, Lectures pour tous, la Guerre Documentée...
A cette époque où la photographie existait déjà depuis longtemps, les peintres étaient encore maîtres et vénérés pour rendre compte des soldats et des grandes batailles, dans la grande tradition historique et militaire, héritée des siècles passés...
Chacun possède sa propre façon de rendre compte, une sensibilité, un esprit, un humour parfois, mais surtout : une "facture", un style qui lui est personnel.
En effet, on reconnaîtra facilement Gervèse ou Marcel Jean-Jean sous les traits et les personnages proches des bandes dessinées d'Hergé.
De même le graphisme peut être très différent d'un peintre à l'autre: cubiste chez Otto Dix, utilisant un clair-obscur subtil chez Bruyer, une fine plume chez Mahut ou le trait "bon-enfant" chez Willette ou Poulbot...
Outre cette "patte", ce coup de crayon, plus ou moins rapide, léché, plus ou moins lisible et précis... se pose la question du choix du sujet, de son authenticité, tant les thèmes rapportés oscillent de la "propagande à l'humour", en passant par toutes les phases allant de la grandiloquence à l'anecdote.
Parmi tous ces artistes, Lucien Jonas (1880-1947), qui fut l'un des plus connus et l'auteur notamment de la majorité des grands portraits des Généraux reproduits en couleurs dans l'Illustration, passerait aujourd'hui aux yeux de certains amateurs d'Art, pour un dessinateur trop "classique" et banal...
C'est bien là mal le connaître !
Dans sa vie d'homme, c'est une personnalité attachante, à l'écoute, père aimant et attentionné.
Dans son oeuvre, il paraît être "hors du commun" par la qualité des dessins au fusain réalisés pour les plus détaillés en quinze minutes à peine. C'est également une énigme lorsque l'on se rend compte de la quantité de travail qu'il déploie, à tel point que d'autres critiques le jugeront pléthorique.
Pourtant, Lucien Jonas présente dans son oeuvre une étonnante diversité. Tout d'abord par la vivacité et l'apparente simplicité de ses pochades à l'huile...
Mais surtout, en observant la technique du fusain que l'artiste maîtrise à la perfection, nous comprenons les années de travail nécessaires pour atteindre la "vérité du sujet", au point d'y retrouver exactement le grain d'une peau ou les détails précis des poils et des cheveux...
En feuilletant les pages de l'Illustration, outre les Généraux, vous trouverez une multitude de ses compositions, parfois imprimées en doubles pages et aux thèmes souvent patriotiques et d'autres reproduites en Lithographies ou cartes postales.
Mais peut-on juger de l'Oeuvre, sur cette partie "choisie", propagande sélectionnée par la Presse, parfois "imposée" et totalement encadrée par la censure?
Pour se rendre compte de la véritable motivation du peintre, je vous invite à parcourir le témoignage spontané de ses fusains du Front, dont certains ont fait l'objet de reproductions en fac-similés dans le magnifique ensemble des treize volumes édités par la maison Dorbon-Ainé à partir de 1917.
Il y a là, au fur et à mesure des sujets et des rencontres, le simple témoignage... souvent sans aucune mise en scène.
La technique de dessin, académique (il fut second Prix de Rome en 1905), extrêmement réaliste dans certaines de ses oeuvres peintes ou gravées, devient dans ses croquis de guerre tout à fait simple et spontanée.
Ses sujets "croqués" en quelques secondes, sont alors de véritables instantanés photographiques dont ils restituent le mouvement, l'attitude naturelle.
Mais là où une photographie nous expose une vue en deux dimensions, le regard psychologue et malicieux de Lucien Jonas nous transmet l'âme du sujet, la dramaturgie d'un paysage dévasté, le bruit ou le silence des lieux.
Au fil de ses cahiers de croquis (de couverture bleue pour les originaux et toilée écrue pour les livres Dorbon), les grandes feuilles au format 24 x 32 s'égrènent alors, découvrant pêle-mêle ses voyages au Front dans des paysages bouleversés par les destructions d'armes surpuissantes.
Mais ce qui caractérise le talent de Lucien Jonas, c'est la force de ses rencontres avec les survivants, magnifiquement émouvants, soldats, prisonniers ou enfants perdus dans les villes détruites.
Il y a parmi eux, bien entendu, les visages des personnalités demandées par les généraux Niox ou Malleterre, responsables du Musée de l'Armée aux Invalides...
Mais aussi, mélangés au fil des feuillets, des centaines de simples et humbles soldats, dont personne, hormis la sensibilité et le coeur de l'artiste, n'a commandé le portrait !
Et c'est là... qu'apparaît la "richesse" ou la "magie" de Jonas.
Plus on s'éloigne du "sujet imposé", plus l'artiste joue et nous livre les secrets des hommes rencontrés.
Les visages sont parfois réalisés avec un souci qui frise la perfection: couleurs, estompes, détails...
D'autres sont taillés "à la serpe", avec une force et une énergie qui décuplent le caractère du sujet...
Avec une échelle de reproduction pratiquement "grandeur nature", face à nous, apparaissent alors des yeux qui nous transpercent l'âme, des rides et des fossettes qui nous montrent des peines, des bouches qui découvrent parfois des mâchoires édentées mais souriantes, des cicatrices qui témoignent des blessures de la peau: souffrance des corps ou scarification rituelle d'une appartenance tribale...
D'autres sont taillés "à la serpe", avec une force et une énergie qui décuplent le caractère du sujet...
Avec une échelle de reproduction pratiquement "grandeur nature", face à nous, apparaissent alors des yeux qui nous transpercent l'âme, des rides et des fossettes qui nous montrent des peines, des bouches qui découvrent parfois des mâchoires édentées mais souriantes, des cicatrices qui témoignent des blessures de la peau: souffrance des corps ou scarification rituelle d'une appartenance tribale...
Alors un contact s'opère, un échange entre notre regard étonné et un visage particulièrement sympathique et vivant que l'on s'attendrait à entendre parler...
Puis, c'est un tout autre regard qui nous transperce, celui d'un aumônier, habitué lui aussi, à recueillir d'autres regards étranges, ceux des blessés et des mourants... Est-ce le peintre ou le prêtre qui a choisi cette pose qui nous fixe et nous transmet ce relais?... Est-ce volontaire ou seulement un hasard ?
Parfois aussi, la bonhomie des visages des embusqués de l'Arrière nous fait sourire.
Parfois c'est l'image bouleversante d'un effroi exprimé par des yeux fous et une bouche à l'étrange rictus...
Pourtant, à première vue, ce brave tirailleur avait un visage proche du célèbre "Y'a bon !", des boîtes de Banania! Mais qu'a t-il donc vécu dans les tranchées? On reste sur l'imaginaire... mais par le dessin inachevé de l'uniforme, à peine esquissé en une fraction de seconde, on sait que l'homme n'avait certainement plus les capacités de garder une pose trop longue et que la rencontre fut rapide...
Oui, soudain sous nous yeux, "ils" sont tous redevenus "vivants"!
Nous pouvons alors les détailler, presque les connaître, tant leur personnalité est analysée puis résumée en quelques traits de fusain, ici l'ombre du soleil souligne le visage de cet officier colonial aux multiples décorations...
Là c'est la pitié pour un gosse, un prisonnier ennemi de 19 ans!
Ailleurs, sur cet autre, se lit peut-être déjà l'envie d'une revanche ?
Retour vers les héros avec un aviateur, cette nouvelle chevalerie née de cette guerre moderne, sain et sauf après une mission, il pose fièrement... mais que sera demain ?...
Un autre est juste esquissé devant la mascotte peinte sur la carlingue de son avion de chasse...
Un peu plus loin, ce sont les rampants, les hommes au sol qui amorcent avec une conscience appliquée les engins de mort...
Pendant ce temps, les mécanos préparent et vérifient les machines...
Ainsi, ces hommes de la "Der des Der" se présentent et peu à peu, leurs traits nous deviennent familiers. On se met à les comprendre, à les aimer... à ne plus les oublier.
Ainsi, ces hommes de la "Der des Der" se présentent et peu à peu, leurs traits nous deviennent familiers. On se met à les comprendre, à les aimer... à ne plus les oublier.
Il y a des adolescents tout juste sortis de l'enfance, des pères de famille ou des hommes d'un âge mûr, certains même étaient des vétérans de 1870 !
Poilus, Spahis, Tirailleurs, Artilleurs, Cuistots, Plantons, Aumôniers, Aviateurs, Marins...
Blessés, Déportés Civils, Femmes et Enfants perdus dans la tourmente, Infirmières...
Blessés, Déportés Civils, Femmes et Enfants perdus dans la tourmente, Infirmières...
Au fil des déplacements sur les différents fronts, rencontrés dans les tranchées, ou juste à l'Arrière, ils sont étrangement "mélangés": hommes du Vieux et du Nouveau Monde: Français, Anglais,
Belges, Britanniques, Italiens, Portugais...
Allemands, Hongrois...
Russes, Canadiens...
Américains...
Belges, Britanniques, Italiens, Portugais...
Allemands, Hongrois...
Russes, Canadiens...
Américains...
Certains semblent plutôt "inoffensifs", comme ce Cavalier Australien au regard clair et doux...
d'autres comme cet autre prisonnier Hongrois, au visage rude, font "froid dans le dos"...
Pourtant, ils ont été tous d'accord pour rencontrer l'artiste et chacun a laissé sa marque plus ou moins maladroite: un nom, un matricule, un régiment, parfois une adresse civile ou leur ancien métier...
"Privilège" de ce premier grand conflit mondial, ils arrivent des quatre coins de la Terre: Monde Arabe, Afrique, Australie, Nouvelle-Zélande, Terres insulaires, Asie...
Pourtant, ils ont été tous d'accord pour rencontrer l'artiste et chacun a laissé sa marque plus ou moins maladroite: un nom, un matricule, un régiment, parfois une adresse civile ou leur ancien métier...
"Privilège" de ce premier grand conflit mondial, ils arrivent des quatre coins de la Terre: Monde Arabe, Afrique, Australie, Nouvelle-Zélande, Terres insulaires, Asie...
Hier, ces hommes étaient agriculteurs, ouvriers, instituteurs, artistes, commerçants...
Humbles ou Aristocrates, ils étaient des fils, des frères, des enfants, des fiancés, des maris... pour n'être aujourd'hui que des soldats, des morts en sursis.
En attendant, Lucien Jonas nous les rappelle à nos yeux... survivants de cette tragédie faite de boue, de bruits, de mitrailles, de fatigues, de honte, d'honneurs, de peurs, d'espoirs, de doute, d'héroïsme... et de multiples souffrances...
C'est ainsi que nous pouvons imaginer le sang qui coule à flots... les angoisses, les soupirs et bien trop de larmes avant une mort probable.
Parfois la mort est si instantanée que l'homme n'a même pas pu s'écrouler. Ainsi, dans le village d'Allemant près du Chemin des Dames, le peintre a fait cette étrange et macabre rencontre. Crispé et figé, ce guetteur ennemi est resté debout et nous témoigne de ce que fut "le climat" de la Grande Guerre !
Ici, à travers l'oeil de Jonas, "Vainqueurs et Vaincus", ils sont tous ensemble !
Avec dans cet étrange échange de regards que l'on partage en contemplant ces portraits, quelque chose qui nous dit :
"ECOUTONS-LES"... et "APPRENONS!"
Et que dire des "attitudes"... ces quelques silhouettes esquissées en un instant... de cette tristesse des prisonniers parqués derrière les barbelés... et de ce vaincu qui rampe vers son écuelle comme un chien!
Surprises totales que la découverte de ces gestes figés lors de la soupe, de l'interrogatoire d'un prisonnier, d'un sommeil irrépressible ou d'une complicité avec un animal...
C'est un instant volé pour saisir ce soldat qui s'est isolé pour écrire une lettre...
un clin d'oeil pour de ce réconfortant ravitaillement en pinard...
l'atmosphère curieuse et animée des troupes débarquant des navires...
Le mystère d'un corps sans visage...
le geste d'amitié entre le Français et cet Américain qui vient de si loin pour le soutenir...
mais c'est également un regard critique ou témoin, sur ces officiers couchés dans les herbes, décontractés comme au spectacle et contemplant au loin ceux qui sont pris sous les bombardements des forts de Verdun...
Ailleurs, ce sont encore d'autres précieux instants volés... cette ambulance, ce char qui attend l'assaut, ces lourds canons sur voie ferrée, ces chevaux épuisés, ces braves chiens importés d'Alaska et qui sont maintenant les secours précieux au service des blessés...
Innombrables, toutes ces petite attitudes anodines ne sont pas issues que de la "commande officielle du Musée de l'Armée", mais bien du regard humaniste de Jonas balayant avec la même passion son fusain pour immortaliser la scène d'un lavage de linge qu'il juge aussi "importante" que celle de la préparation d'un assaut, celle de l'épuisement après un âpre combat aussi "parlante" qu'une image d'une lutte effrénée pour une victoire ou une défaite.
En majorité en noir et blanc, certains dessins sont pourtant entièrement réalisés en couleurs et ainsi, sont des précieux documents qu'une photographie d'époque ne pourrait pas transmettre.
Parfois, ce n'est qu'un tout petit élément de couleurs qui rehausse un détail.
Enfin, ce sont les témoignages des villes en lambeaux...
la destruction des usines...
des paysages désolants...
des ruines, parfois esthétiques...
La destruction des canons dans des paysages lunaires...
les tranchées saccagées...
et puis les champs de bataille envahis par la boue...
Voilà... c'est tout cela, l'oeuvre du Peintre, tout simplement...
Ce sont partout des instants figés, "vrais", "purs", "frais", à tel point que les visages semblent vivre encore aujourd'hui, comme s'il avaient été dessinés la veille.
Ainsi, derrière le portraitiste "officiel" du Musée de l'Armée, se cache un homme qui avidement a fait don de son Art au service de l'Humain.
Au cours des milliers de kilomètres parcourus inlassablement sur les lignes de Front, cet artiste "témoin" a sans cesse noté, croqué, relevé... tout.
Lucien Jonas a fixé ainsi plus de quatre mille fusains pendant la période allant de mars 1915 à novembre 1918.
Ramenant ses précieux dessins de guerre dans son atelier parisien, il en a retravaillé certains, qui sont devenus soit des lithographies au tirage limité à environ 300 exemplaires, publiées dans la Presse ou sous forme de cartes postales, soit des affiches placardées sur tous les murs des villes de France.
Exemple: ce conducteur de side-car américain
Le même, tiré en lithographie. (pour info, la lithographie inverse l'image).
Certains visages sont tellement expressifs pour le peintre qu'il les reproduit à l'huile ou bien les intègre au sein d'une composition symbolique.
Ici à droite, le fusain original dessiné sur le front a été imprimé en première page des "Annales", au centre une huile du même visage, puis à gauche, le poilu est mis en scène pour une composition sur "la lecture du communiqué" éditée dans "L'Illustration"...
Un autre exemple, un parmi tant d'autres, voici le bélier semblable à ceux du Moyen-âge, que les Allemands avaient construit à Margny-aux-Cerises pour écrouler les bâtiments sans gaspiller leurs explosifs... Au dessus, le croquis fait directement sur le site, en dessous son interprétation publiée dans l'Illustration...
Voilà... juste avant de terminer cet article, je voulais rendre hommage et insister à travers l'analyse de l'affiche suivante, sur son combat hautement humaniste.
Partout dans ses fusains du front, il a voulu témoigner des faits, des observations, des constats, avec une transmission des émotions qu'il a pu ressentir au moment d'entreprendre son dessin... animé sans cesse par la Foi, et le devoir de rendre compte des souffrances des êtres avec une scrupuleuse vérité.
Partout dans ses fusains du front, il a voulu témoigner des faits, des observations, des constats, avec une transmission des émotions qu'il a pu ressentir au moment d'entreprendre son dessin... animé sans cesse par la Foi, et le devoir de rendre compte des souffrances des êtres avec une scrupuleuse vérité.
Dans certaines de ses compositions d'atelier, il va aller rechercher dans ses carnets le souvenir des rencontres et des sentiments ressentis et les sublimer en attirant notre attention sur les deux aspects qui caractérisent l'espèce humaine depuis la nuit des temps, malgré les religions et les civilisations, c'est à dire: "le Bien et le Mal..." et toutes les conséquences induites.
Aussi aujourd'hui, en ces années de commémoration du Centenaire de la Grande Guerre, passionnés ou simples curieux, comment pouvons nous remercier Lucien Jonas d'avoir autant travaillé pour préserver la mémoire commune de nos Poilus, qui ne l'oublions pas, furent tout simplement nos propres parents ?...
Enfin, en guise de conclusion, je terminerai sur ce dernier portrait énigmatique, celui de ce soldat blessé, amaigri et convalescent dans une chambre d'hôpital.
Fusain sans date ni légende, il est peut-être le plus beau de toute cette présentation, car il porte un terrible secret... celui qui démontre la totale stupidité des guerres... car qui pourrait dire aujourd'hui, 102 ans après le début de l'hécatombe, s'il s'agit du visage d'un allié ou celui d'un ennemi ?...
Jean-Paul Fontanon
PS: Tous ces documents originaux sont susceptibles d'être exposés et une conférence de plus de 150 documents est également disponible à la demande...
Renseignements par mail: 1418.fontanon@wanadoo.fr
Pour en savoir plus, deux publications sont disponibles au prix de 35 euros chacune + 7,50 de frais de port.. (port offert pour la commande des deux exemplaires groupés)
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